Et si c’était de l’amour ?

Dans mon dernier post, j’évoquais le célèbre slogan « notre corps nous appartient » en m’interrogeant : dans une société rationnaliste à outrance comme la nôtre, une société qui a oublié l’intelligence corporelle au profit du seul mental, de quel corps parle-t-on ? D’un corps instrumentalisé qui doit nous servir docilement sans rechigner ? Ou que nous considérons comme une possession, disponible selon nos envies et besoins ? Ou encore un corps performant ? Mais où se trouve l’espace de liberté dans toutes ces définitions ?…

La méditation m’a appris que le seul moyen d’être libre corporellement est d’habiter ce corps qui nous constitue ; ce corps qui nous donne notre place sur cette terre ; ce corps qui peut devenir une présence pleine et entière.

C’est ce que j’aime tant dans la danse. Le corps qui devient pure présence.

Quand le corps est pure présence

Pendant l’écriture de mon livre* j’ai découvert le travail de Gisèle Vienne, une chorégraphe de la génération X, qui invente une approche particulière du mouvement. Mon premier contact avec son œuvre fût le film de Patric Chiha « Si c’était de l’amour ? ». Le réalisateur suit pendant plusieurs mois les répétitions et représentations du spectacle « Crowd ».

Dès les premières images du film, je suis happée par la grâce du mouvement : une quinzaine de jeunes femmes et hommes passent les uns après les autres sous un brumisateur. Ils se font asperger d’une fine pluie, avant d’entrer sur scène et de commencer à danser. Toute la séquence semble filmée au ralenti. Les mouvements sont restitués avec lenteur, les corps sont souples, fragiles. Les visages s’éclairent, sourient, jouent l’extase.

De jeunes danseurs dans le spectacle de Gisèle Vienne Crowd
Crowd – Photo presse Estelle Hanania

Soudain, Gisèle Vienne donne des indications à ses acteurs et je réalise alors que la caméra filme à vitesse normale. Ce sont les danseuses et les danseurs qui se meuvent au ralenti sur une musique techno !

L’effet est sidérant de beauté.

L’équilibre des forces

Par leur danse délestée, leur vitesse atténuée, leur présence vulnérable, ces femmes et ces hommes offrent une vision de la rave party tout à fait nouvelle. Ils sont bouleversants, ces corps qui se cherchent, se frôlent, se caressent avec l’infinie tendresse qu’impose le ralenti. On assiste à une danse où il n’y a plus d’opposition de genres ou de sexes, où il n’y a plus de rapport de force. Ou plutôt, par ce ralentissement inattendu du mouvement, un équilibrage somptueux des forces s’opère.

La chorégraphe donne à voir le monde selon un autre rythme. Un rythme à la fois humain et sacré.

un portrait couleur de la chorégraphe Gisèle Vienne souriant à l'objectif
Gisèle Vienne – Photo presse Louise Quignon

J’ai eu la chance de voir « en vrai » ce spectacle à Bobigny en décembre dernier. Enfin, après deux ans de reports dus aux conditions sanitaires, Crowd pouvait se rejouer. J’étais au premier rang et j’ai eu l’impression de véritables retrouvailles avec les quinze danseurs et danseuses. Il faut dire que je connais aujourd’hui par cœur la play-list techno du spectacle sur laquelle j’ai « dansé » pendant le confinement !

Le cadeau de la présence corporelle

J’étais dans la plus grande attention au moindre mouvement. J’ai avec bonheur et fébrilité retrouvé cette qualité de présence que j’avais découverte dans le film. Ce qui est si beau dans la présence corporelle c’est qu’elle est un cadeau qui vous permet, à votre tour, d’être pleinement présent. La présence des danseurs vous redonne corps. Ainsi, elle vous autorise à sentir à nouveau que votre corps vous appartient. Ce corps sensible, unifié, vivant, respirant… Comme dans l’expérience de la méditation !

Quand je médite, je suis finalement dans une forme de ralenti, certes plus accentué que celui des danseuses et danseurs de Gisèle Vienne. Et ce ralentissement généreux me permet de sentir à nouveau le mouvement de la vie en moi. Cette immobilité vivante me rappelle que oui, en effet, mon corps tel qu’il est est, à nul autre pareil, m’appartient. Et c’est bon.

*J’ai consacré un chapitre de mon livre à la danse en tant qu’espace de libération en m’appuyant sur le travail de Gisèle Vienne, de Anne Teresa de Keersmaeker et de Ohad Naharin. Éclore, enfin. (Leduc.s éditions). Le 15 février 2022 en librairie.

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