Ceci est mon corps

La puberté ou le naufrage du Titanic

Il y a quelques semaines j’ai lu Être fille, un ouvrage phénoménal qui m’accompagne depuis. Alors j’ai décidé d’écrire autour du corps, le corps des filles, le corps des femmes… En tant que femme et en tant qu’enseignante de méditation, le corps est le sujet qui ne cesse de m’interroger. Je vous invite aujourd’hui à lire le premier article de cette mini-série.

Être fille

Le livre Être fille de Melissa Febos est en effet un choc. Son style – qui mêle mythologie, récit autobiographique, poésie, enquêtes sociologiques et témoignages d’autres femmes – est désarçonnant mais convaincant. Elle y raconte comment, à la puberté, elle a dû non seulement renoncer à sa liberté d’enfant, mais aussi répondre au regard des autres. Et se forger une nouvelle personnalité qui ne correspondait en rien à ce qu’elle pensait être au plus profond d’elle-même. Melissa Febos décrit en détail combien, pour les filles, l’entrée dans l’adolescence peut être un drame et se solder par l’abandon de son corps aux autres.

Un corps à soi

Dans son formidable ouvrage Un corps à soi, Camille Froidevaux-Metterie aborde déjà le problème. Dans le chapitre « L’adolescence : quand le corps devient objet » la philosophe française explique que la transformation physique qui s’effectue en quelques mois chez les filles est visible, voire très visible : l’apparition des seins, les premières règles qui peuvent arriver en public…

En quelques mois […] les filles se trouvent propulsées dans le champs de la sexualité sans qu’elles ne puissent rien y faire ni le refuser.

Camille Froidevaux-Metterie

« À l’âge de 12, 13, 14 ou 15 ans, elles subissent une transformation simultanément physique, existentielle et sociale, par laquelle elles deviennent des corps sexuels, c’est-à-dire, puisque c’est leur fardeau immémorial, des corps à disposition. » La puberté a donc pour conséquence de métamorphoser soudainement le corps des filles en objet sexuel. Et de les condamner à attirer le désir, notamment masculin, sans y être préparées et encore moins en mesure de l’assumer. Quand cette transformation arrive trop tôt, ajoute la philosophe, elle peut même être vécue comme une véritable catastrophe. Imaginons quelques instants la souffrance d’une enfant prisonnière d’un corps formé et convoité par le désir des autres…

C’est justement l’éclairage qu’apporte de nouveau le livre de Melissa Febos. Ce phénomène violent de la puberté féminine, elle nous le raconte de l’intérieur. Cette entrée dans un monde sexuel, elle la décortique au fil d’une écriture autobiographique crue et d’une extrême précision qui m’a interpelée. J’ai souhaité l’interviewer pour en savoir plus.

Melissa Febos autrice de être fille assise chez elle devant sa bibliothèque
Melissa Febos par Sandra Dyas

Une enfant libre et heureuse

méditation & action Dans Être fille vous écrivez que vous étiez une enfant heureuse, libre et aimée. Et soudain, à l’âge de 11 ans tout bascule. Que se passe-t-il ?

Melissa Febos À cet âge-là, mon corps a commencé à changer, à se développer. Et le regard des autres sur moi a changé de manière radicale… Tous les aspects de moi-même qui me semblaient valables et dont j’étais si fière – ma force, mon intelligence, mon allure d’athlète – sont soudain passés à l’arrière-plan, loin derrière l’attrait sexuel dont je faisais à présent l’objet de la part des garçons et des hommes. Sans le chercher et sans y être le moins du monde préparée, je me suis retrouvée dans un corps sexuel et attirant. Tout cela était extrêmement désorientant.

méditation & action Vous faites d’ailleurs un parallèle entre la pré-puberté et le naufrage du Titanic…

Melissa Febos Et bien, j’ai eu des débuts si prometteurs, comme la plupart des navires que l’on met à flot j’imagine ! J’étais parfaitement à l’aise avec mon corps tonique et sportif. Je me sentais très confiante et je ne pensais pas que le cours de ma vie puisse être interrompu si violemment à 11 ans. Ce fut comme un naufrage en effet, le naufrage de mon énergie d’enfant.

Ce fut comme un naufrage, le naufrage de mon énergie d’enfant.

Melissa Febos

J’utilise l’analogie aussi pour signifiait que depuis, il restait caché en moi une sorte d’épave. De multiples épaves en fait, qui me hantaient et qu’il me fallait excaver pour comprendre comment elles m’affectaient. L’écriture de ce livre a été ma manière de fouiller ces épaves.

méditation & action Pourquoi est-ce si difficile, même de nos jours, d’habiter le corps d’une jeune fille puis d’une femme ?

Melissa Febos La sensation que l’on a de soi, de son corps, ne colle pas avec ce que l’on est censée être en tant que fille. Je l’ai appris à mes dépends et ces cruelles leçons m’ont collé à la peau pendant très longtemps. Ces injonctions prétendaient « savoir mieux » que moi comment je devais me comporter. J’ai très vite commencé à avoir honte des aspects les plus sauvages de moi-même. Et j’ai été conditionnée, en tant que fille, à donner la priorité aux désirs des autres pour les faire passer avant les miens. Cela crée une énorme ambivalence. Et cela m’a ensuite demandé des années de travail avant de pouvoir distinguer ma propre image corporelle de celles que l’on projetait sans arrêt sur moi à l’adolescence.

méditation & action Dans la description de vos premières expériences sexuelles avec des garçons, vous semblez souvent demeurer en état de choc. Vous semblez déserter votre corps. La société invite-t-elle les filles et les adolescentes à abandonner leur corps ?

Melissa Febos Oui, je pense que c’est souvent le cas. Nous sommes élevées avec des récits sur la façon dont l’expérience sexuelle devrait se dérouler. Comment nous devrions nous sentir. Comment nous devrions plaire aux autres – en particulier aux garçons et aux hommes. Et dans de nombreux cas, ces récits ne laissent pas de place à nos propres désirs. Ou même, entrent carrément en conflit avec eux… La dissociation est alors un mécanisme de survie pour tolérer une expérience physique indésirable à laquelle nous ne nous sentons pas capable de mettre fin.

La dissociation est un mécanisme de survie pour tolérer une expérience physique indésirable

Melissa Febos

C’est ce qui m’est arrivé dans certaines de mes premières expériences. Il ne s’agissait pas d’agressions, j’y ai consenti, mais je n’ai eu aucun plaisir. Je n’y en quelque sorte pas participé. Une des missions de ce livre est de mettre des mots sur ce type d’expériences qui ne sont pas nommées et qui pourtant m’ont profondément affectée. Non seulement ces expériences – au cours desquelles on se laisse faire – ne sont pas nommées mais sont généralement considérées comme des expériences sexuelles précoces « normales »…

une pile de livres posés à côté d'un verre de café au lait. Au centre le livre être fille de Melissa Febos

Se laisser faire comme une femme

Dans mon dernier livre Éclore, enfin, je consacre un chapitre à la sexualité. J’y montre que l’alternative « faire comme un homme ou se laisser faire comme une femme » nous semble trop souvent l’unique choix possible… « Se laisser faire comme une femme… » Melissa Febos a forgé un terme pour nommer cette expérience. Elle l’appelle « le consentement vide ». Et c’est absolument passionnant !

Je développerai ce point dans le prochain épisode de cette mini-série et vous partagerai la suite de mon entretien avec cette féministe américaine dont la lecture a profondément nourri ma réflexion et mon rapport au corps.

Crédits et sources
photos de couverture © Sandra Dyas (portraits de Melissa Febos) et méditation & action
Être fille de Melissa Febos aux éditions Belfond
Un corps à soi de Camille Froidevaux-Metterie aux éditions du Seuil
Éclore, enfin de Marie-Laurence Cattoire aux éditions Leduc
Un grand merci à Anaïs Morel ❤️ d’avoir organisé l’interview avec Melissa Febos

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This Post Has 6 Comments

  1. Spiesser Répondre

    Je ne me reconnais pas du tout dans ces tristes descriptions !J’ai eu la chance d’être élevée dans une famille artiste, avec un magnifique regard sur les transformations de mon corps que j’ai adoré ! Chance aussi d’être dans une famille qui m’emmenait tous les étés passer 2 mois dans un paradis naturiste en Corse où tous les corps étaient acceptés et beaux et où je pouvais être vraie et sauvageonne au contact de la nature … et puis je suis tombée folle amoureuse de mon cousin qui m’a appris la sensualité et m’a dépucelé en plusieurs étapes et dans un immense amour! Et j’ai adoré jouer avec mes seins qui attiraient tous les regards et mon corps superbe qui aimait tant les nouvelles sensations, impressions, être belle dans un miroir..oser le désir.. dire oui… pour découvrir le monde. Tout a été extraordinaire dans ma conquête du monde en étant femme! Et ça n’a jamais cessé ! Et j’espère ne pas être la seule

    • Marie-Laurence Cattoire Répondre

      Merci Martine pour votre commentaire qui apporte un autre point de vue sur le passage du corps d’enfant à celui de femme. On entend dans votre témoignage que vous avez été d’une part très aimée (et c’est la clé d’une confiance solide), d’autre part élevée dans un monde sans tabou. Ce qui a aidé à ce que les transformations physiques soient vécues harmonieusement. Dans son livre, Melissa Febos explique que son corps est très soudainement devenu un attrait sexuel pour les garçons et les hommes alors qu’elle n’avait que 11 ans et que rien ne l’y avait préparée. C’est le contraste entre son intériorité de petite fille et ce corps sexué qui a été, je pense, si douloureux. Quel âge aviez-vous quand vous êtes tombée « folle amoureuse » ?
      Bon week-end. Marie-Laurence

  2. Fabienne Répondre

    Très intéressant à lire, on ne s’arrête pas suffisamment sur ces étapes de vie pour y réfléchir. Pour ma part j’ai très mal vécu cette transformation, pas du tout préparée par ma mère. Au lieu de m’expliquer elle a commencé à me traiter de putain, etc. Je ne lui en veux pas, elle a sans doute vécu la même chose. De plus j’ai été convoitée par des hommes adultes qui trouvaient normal d’exprimer leur désir, de chercher à me toucher, etc. Je n’ai pas du tout aimé cela. Je me sentais sale de par ces désirs masculins plutôt primaires. Le corps des femmes étaient considérés comme un morceau de viande à consommer. Je suis entrée de façon chaotique et violente dans la sexualité. Je ne regrette rien, chacune fait sa propre expérience. Plus tard dans ma vie de femme adulte, j’ai croisé des hommes avec beaucoup d’expérience qui m’ont fait découvrir la jouissance. Par contre, je trouve important de témoigner pour que les jeunes filles sachent qu’il y a de multiples façons d’entrer dans la sexualité et qu’elles peuvent peut-être choisir elles-mêmes comment y entrer.

    • Marie-Laurence Cattoire Répondre

      Merci mille fois pour votre témoignage. Je vous rejoins sur deux points : ce que nous avons vécu n’est pas à regretter, cela a fait de nous la femme que nous sommes. La vie n’est qu’expériences, l’important c’est de les voir clairement pour ce qu’elles sont. Et par exemple de ne pas se sentir coupables ou indignes. Et oui c’est important de témoigner afin que les jeunes filles soient mieux préparées peut-être que nous ne l’avons été…

  3. Dina Khan Répondre

    J’ai vraiment essayé d’apprécier le livre « Être Fille », mais je n’ai pas réussi. J’ai décroché au bout de cinquantaine des pages. L’interview de l’auteure dans cet article m’a plutôt convaincu dans le ton politisé du livre et l’approche très féministe quant à la perception de la sexualité. Dans son livre, Melissa Febos décrit sa première expérience sexuelle, facilement qualifiable comme un viol, sans que l’auteure, jamais, prononce ce mot. J’ai vu une grande dissonance entre les passages autobiographiques et la réflection intellectuelle qui prétend à déchiffrer le vécu. Vraiment triste, que l’auteure a subi des tels abus, qu’elle n’a pas su se défendre et que sa famille (notamment sa mère) n’a pas su la guider pendant sa transformation de jeune fille et que tout cela est la faute de la société selon l’auteure du livre.

    • Marie-Laurence Cattoire Répondre

      Merci pour votre commentaire Dina et pour avoir apprécié cet article. Le livre n’est pas facile à lire. Le style est assez déroutant. Je vous encourage toutefois à regarder le chapitre « Merci de prendre soin de toi » à partir de la page 183. C’est celui que j’ai trouvé le plus étonnant et éclairant. Melissa Febos y parle de ce qu’elle appelle « le consentement vide » c’est passionnant. On comprend comment une femme, une fille, peut en venir à se laisser faire… Je consacrerai un prochain article à ce sujet. À bientôt sur le blog.

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